Le Pitch
Présentation de l'éditeur
Bienvenue en République populaire démocratique de Corée. La plus étrange des destinations, l'état le plus isolé au monde.
Pendant une année, notre famille a été domiciliée au compound diplomatique, Munsundong, Taedonggang district, à Pyongyang. Nous avons pu soulever un coin du rideau, nous glisser dans le décor, et nous vous proposons de nous suivre dans cette exploration surréaliste et souvent drôle.
Libres de conduire et de circuler seuls dans la capitale la plus mystérieuse du monde, nous rapportons dans nos textes des moments forgés par un choc culturel de puissance 12 sur l'échelle de l'absurde. Une banale partie de tennis, l'achat de nouilles, une réunion de travail, un cours d'anglais, une simple conversation... Tout prête là-bas à rire ou à désespérer. Notre petite histoire s'est également frottée à la grande, quand Kim Jong-il est mort, plongeant le pays dans un deuil «terrible».
Nous vous embarquons pour une traversée du miroir, au son des chants de soldats ouvriers, des mégaphones grésillants et des roues des trottinettes de Colin et Maxime, nos enfants, sur les pavés de Pyongyang.
Abet Meiers
Extrait
«Yobosho ?»
AS WE ENTER D. Marley & Nas
Quentin raccrocha tout doucement le téléphone et regarda autour de lui. Ses collègues coréens continuaient à vaquer à leurs occupations, ils hurlaient dans le téléphone «YOBOSHO ! ? ?» («Allô ! ?»), imprimaient feuille sur feuille et buvaient du thé en produisant des sons peu ragoûtants. Tout était calme. L'ingénieur d'une trentaine d'années savourait du haut de son mètre quatre-vingt-cinq ce moment de flottement avec une impression d'être le dernier homme sur terre, une boule d'excitation au fond du ventre, son cerveau en ébullition qui échafaudait mille théories sur ce qui allait advenir dans un futur proche : guerre nucléaire, coup d'état, évacuation ? Il sortit de l'open space, salon d'appartement transformé pour accueillir des bureaux et passa sa tête par l'entrebâillement de la porte de Yuri, son boss. L'écran de l'ordinateur bleuissait les lunettes du quadragénaire allemand. Le soleil bas de l'hiver se reflétait à contre-jour sur son crâne lisse et blanc. Il n'entendit pas son collègue arriver. Quentin passait une main dans ses cheveux d'avant en arrière comme à chaque fois qu'il était mal à l'aise. D'un seul coup d'oeil, les deux Européens se comprirent : «On va foumère oune klôpe !»
Ivana, leur collègue, passa la tête par l'embrasure de la porte et leur fit un signe de la tête. Ils la suivirent dans une pièce sans Coréen, où elle s'assit dans un grand fauteuil de salon une jambe sous l'autre et son thé soutenu de ses deux mains, dans une posture de film américain. Yuri assit sa lourde carcasse sur une chaise rigide dans un petit soupir. Quentin, sautillant, resta debout, et annonça :
«Daniel vient de me le dire par téléphone. Comme ça ! Tiens, au fait ! Il est mort l'autre, comment qu'il s'appelle déjà ?
- NON ? Quand ? Où ? Comment ? s'exclama Ivana.
- Une bête crise cardiaque, bam ! Comme ça !» répondit Quentin.
Coup de menton de Yuri vers le mur, derrière lequel bientôt un cataclysme surgirait : «Eux, ils savent pas encore ? !
- Ché, que déssolé les samis, que ils l'ont pas, l'alerte Google ! pouffa Ivana.
- Qu'est-ce qu'on fait, dans ces cas-là ? demanda Quentin, inexpérimenté en situations extrêmes propres aux pays, disons, hors normes.
- Dans ces cas-là, on ferme sa gueule», dit Yuri, paraphrasant Bacri dans Kennedy et moi.
Au même instant, les Coréens jaillirent comme un seul homme dans la salle télé. Allumèrent l'écran. Les étrangers partirent.
Des cris, des pleurs parvinrent de derrière la porte. Les trois Européens, ne sachant pas quoi faire de leurs corps, firent ce que tout être humain moyen fait quand il sent que ça va tourner au vinaigre : ils partirent en quête de nourriture.
(...)