Le Pitch
Témoin des bouleversements de la première moitié du XXe siècle, Irène Némirovsky est l'auteur d'une œuvre étonnante, redécouverte à la sortie de Suite française (prix Renaudot 2004). Écrit juste avant les événements tragiques de 1940, Deux reflète parfaitement le talent de la romancière pour décrire le charme de la rencontre amoureuse, la dégénérescence dans le mariage, et la paix retrouvée à la fin entre les époux. Marianne, fille d'un peintre connu, n'a qu'un désir : s'amuser. Sa vie n'est qu'une succession de bals et de sorties mondaines. Charmeur et volage, Antoine séduit Marianne. Elle l'aime, il ne l'aime pas, qu'importe... il finira par l'épouser. Analyse aussi fine qu'implacable de la passion et de son désenchantement, Deux brosse un tableau sombre et cruel de ces années d'entre-deux-guerres, aussi folles que désespérées. Extrait : Ils s'embrassaient. Ils étaient jeunes. Les baisers naissent si naturellement sur les lèvres quand une fille a vingt ans ! Ce n'est pas l'amour, mais un jeu ; on ne cherche pas le bonheur, mais un moment de plaisir. Le cœur ne désire rien encore : il a été comblé d'amour dans l'enfance, saturé de tendresse. Qu'il se taise maintenant. Qu'il dorme ! Qu'on l'oublie ! Ils riaient. Ils prononçaient les noms l'un de l'autre à voix basse (ils se connaissaient à peine). «Marianne ! - Antoine !» Puis : «Vous me plaisez. - Ah ! comme tu me plais !» Ils étaient couchés sur un canapé étroit, dans une chambre sombre ; ils avaient éteint les lampes. Un autre couple, à demi caché par un écran devant le feu qui retombait, parlait doucement, sans s'occuper d'eux. Un jeune homme, assis à terre les jambes croisées, la tête appuyée sur sa main, paraissait dormir. Ils avaient soupé, tous les cinq, dans un petit hôtel perdu dans la campagne. Les jeunes filles étaient en robes de bal. C'était un caprice, une escapade folle. Ils avaient fui une soirée ennuyeuse. Ils étaient partis hors de Paris, droit devant eux. C'était la nuit de Pâques, le premier printemps après la guerre, morose, en pleurs. Mais il fallait rentrer : le jour allait paraître. Marianne se souleva, écarta les rideaux, ouvrit la fenêtre. Un brouillard, épais et blanc comme du lait, glissait lentement au-dessus d'une rivière invisible, que l'on devinait proche à l'odeur froide de l'eau. Était-ce encore le clair de lune, ou déjà l'aube ? Mais non, la nuit était finie. La pluie tombait. Cependant tout semblait délicieux. Ils n'avaient pas dormi. Ils avaient dansé dans la salle de l'hôtel vide ; ils avaient bu ; ils s'étaient caressés ; leurs visages étaient lassés, affinés par le plaisir, mais non vieillis ou souillés par lui. Rien n'altère l'éclat de la jeunesse. Marianne s'approcha du feu ; elle portait une robe de mousseline rouge, un collier de boules d'ambre au cou, éclairées par les flammes, dorées comme des grains de raisin. Antoine les caressa, baisa le mince cou nu. Sans rien dire, en souriant, elle se laissait embrasser comme Solange Saint-Clair aux bras de Dominique Hériot, comme toutes les jeunes filles qu'il avait connues. Sans amour, sans soupçonner le plaisir, le pressentiment de l'amour et du plaisir donnait à ces caresses inachevées, haletantes, un goût qui ne se retrouverait plus. Solange demanda tout bas : «Mais quelle heure est-il ? Il est tard ?» Personne ne répondit. Encore un baiser, encore... ces baisers qui trompent leur faim et leur fièvre... Les cheveux blonds de Solange, d'un or léger et doux, tombaient sur ses épaules. Son visage paraissait mystérieux, angélique ; elle était si belle ainsi que Marianne dit en la regardant : «Comme tu es ravissante, Solange... Je ne t'avais jamais bien vue avant, je crois...»